MANDATO PARLAMENTARIO Y REFERÉNDUM EN TURQUÍA

Un lúcido análisis, de mi querido amigo y colega Ibrahim Kaboglü, Catedrático de la Universidad Marmara de Estambul, desposeído de sus funciones y pasaporte por el régimen de Erdogan. Demócrata practicante desde hace largas décadas, experto del Consejo de Europa y destacado abogado en defensa de las garantías constitucionales, ha conseguido hacerme llegar este texto, que difundo, por el rigor que contiene y porque sus reflexiones incluso van más allá de la contingencia que le envuelve.

DE LA LEGITIMITE DE TRANSITION POLITICO-CONSTITUTIONNELLE EN TURQUIE

(Du coup d’état avorté du 15 juillet 2015 au « nouvel ordre constitutionnel » du 9 juillet 2018)

Ce « nouvel ordre constitutionnel » divise la société en deux parties : la moitié des électeurs a suivi la volonté personnelle du Président de la République alors que la deuxième moitié l’a contesté au nom des acquis politico-constitutionnels.

Pour mieux comprendre la problématique politico-constitutionnelle de Turquie, il convient de rappeler comment le référendum constitutionnel a été instrumentalisé afin de supprimer les mécanismes de freins et d’équilibres nécessaires pour un Etat de droit démocratique.

1.-Des compromis parlementaires aux modifications abusives
La Constitution du 7 novembre 1982 a été modifiée, remaniée et révisée une vingtaine de fois de 1987 à 2017. Du point de la procédure, elles peuvent être regroupées en deux catégories :
-une révision constitutionnelle par le compromis parlementaire ne peut être effectuée que par la majorité qualifiée (deux tiers des députés) à l’Assemblée nationale.
-une révision constitutionnelle qui obtient la majorité qualifiée (trois cinquième des députés), mais qui reste en dessous de deux tiers, doit être soumise au référendum.
Cette distinction correspond grosso modo à l’aspect chronologique des modifications : alors que le compromis parlementaire a marqué les deux premières décennies (1987-2004), le référendum fut le choix unique du parti au pouvoir de la dernière décennie (2007-2017).
Les référendums constitutionnels qui ont eu lieu en 2007, en 2010 et en 2017 peuvent être conçus comme défi aux acquis et aux traditions constitutionnels établis depuis la charte constitutionnelle de 1876.
Est-ce qu’il y une corrélation entre l’aspect procédural et l’aspect substantiel des modifications effectuées ?
-les révisions effectuées par le compromis parlementaire, concernent en général les droits de l’homme. Chaque modification a affermi le régime juridique des libertés et droits constitutionnels.
-Quant aux révisions approuvées par le référendum, à l’inverse, chaque révision a consolidé la place du Président de la République dans l’ordre politico-constitutionnel.
En fait, le procédé référendaire reflète une double instrumentalisation : l’abus du référendum conçu comme voie démocratique et la modification abusive du point de vue du contenu. Autrement dit, les modifications abusives n’étant pas limitées par l’aspect procédural, ont atténué également les mécanismes du frein et d’équilibres constitutionnels. Il faut rappeler que la modification et le référendum de 2017 ont eu lieu sous l’état d’urgence.

2.-Les élections législatives et présidentielles du 24 juin 2018
Quant aux élections du 24 juin 2018 alors qu’elles étaient prévues par la Constitution pour le 3 novembre 2019, deux séries de raisons ont mis en cause de la constitutionnalité et de la légitimité des ces élections anticipées :
-Les lois d’harmonisation exigées par la loi constitutionnelle approuvée le 16 avril 2017 qui devraient être mises en vigueur dans 6 mois à partir du référendum constitutionnel n’ont pas été élaborées. Par contre, l’Assemblée nationale, à la suite de sa décision d’anticiper les élections, a habilité le Gouvernement d’édicter les décrets-lois. Ceci dit, la transition politico- constitutionnelle a été réalisée par les décrets-lois, au lieu des lois d’harmonisation.
-Du point de vue de légitimité, les élections ont eu lieu sous l’état d’urgence à l’instar du référendum constitutionnel.
Dans ce contexte, le président sortant qui a été réélu a entamé la mise en pratique de nouvel ordre constitutionnel, appelé faussement, « le système gouvernemental présidentiel ». Sans entrer dans le débat sur sa qualification, ce « nouveau » système est ombré par un double problème de légitimité : le référendum constitutionnel (du 16 Avril 2017) organisé sous l’état d’urgence et les élections législative et présidentielle (du 24 juin 2018) organisées aussi sous l’état d’urgence. De ce fait, le référendum n’a pas été utilisé pour la démocratie constitutionnelle, mais plutôt pour supprimer les acquis et traditions politico-constitutionnels.
Finalement, le texte constitutionnel tel qu’il était modifié le 16 avril 2017 est entré en vigueur le 9 juillet 2018. Dans la nouvelle configuration constitutionnelle, la totalité du pouvoir exécutif est détenu par une personne qui cumule plusieurs qualités telles que président de la République, chef de l’Etat, président du parti politique, etc.

3.-Décrets-lois présidentiels et l’autonomie de l’Assemblée nationale
Les décrets-lois présidentiels dépassent le domaine exécutif du point de vue de l’objet. Le chevauchement est inévitable entre la fonction législative et la fonction exécutive pendant la restructuration des appareils étatiques par biais des décrets-lois.
Du point de vue de la place de l’Assemblée nationale, l’autonomie de la fonction législative est devenue une préoccupation primordiale des partis d’opposition dans le nouvel ordre constitutionnel.
Les premières législatures ont suscité les débats intenses entre les partis politiques qui ont soutenu le Président de la République (sous l’alliance présidentielle) et les partis politiques d’opposition en ce qui concerne l’ordre du jour de l’Assemblée nationale.
Alors que l’AN devrait accorder la priorité à son règlement intérieur pour l’adapter à la nouvelle configuration constitutionnelle, « l’alliance présidentielle » a préféré élaborer une loi de 3 ans à l’instar de France afin de mettre en place une période de transition à la suite de l’abolition de l’état d’urgence.
Le parti républicain du peuple (CHP), deuxième parti à l’Assemblée nationale qui a contesté depuis le début le changement du régime politique constitue aussi le groupe politique principal pour saisir la cour constitutionnelle (CC). La CC, par voie d’action en annulation ne peut être saisie que dans 60 jours à partir de publication au J.O. de l’acte qui fait l’objet du contrôle de constitutionnalité.
Ceci dit, actuellement, 4 catégories de normes font l’objet du contrôle abstrait de la CC. :
-loi d’habilitation de l’Assemblée nationale pour les décrets-lois afin d’adapter la législation au nouvel ordre constitutionnel.
-plusieurs décrets-lois édictés par le Gouvernement dans le cadre de loi d’habilitation.
-plusieurs décrets-lois présidentiels édictées afin de restructurer les appareils étatiques.
-lois votées par l’AN telle que loi pour une durée de 3 ans afin de normaliser l’état d’urgence.

En attendant la rentrée législative en début d’octobre, les dossiers des actes qui font l’objet de recours constitutionnel sont en cours de préparation.

De plus, il s’agit d’une grande attente de la part des fonctionnaires et d’agents publics limogés par les décrets-lois édictés dans le cadre de l’état d’urgence dont leurs dossiers sont toujours bloqués devant la Commission d’études des actes de l’état d’urgence.

Ibrahim Ö. Kaboğlu
Député d’Istanbul/ Membre de la Commission constitutionnelle
Ankara, le 27.08.2018

NB : pour ce qui me concerne ;
1) Les dossiers des actes qui font l’objet de recours constitutionnel sont préparés sous ma responsabilité.
2) En tant que constitutionnaliste et défenseur des droits de l’homme (ainsi que victime de décret-loi de l’état d’urgence), je suis sollicité sans cesse par les fonctionnaires et agents publics limogés par les décrets-lois de l’état d’urgence.
3) Le mandat parlementaire m’a accordé un passeport diplomatique alors que le passeport du service est toujours bloqué.
4) Mes activités en tant que député dépassent donc le cadre du mandat parlementaire du point de vue éthique et du point de vue des circonstances politico-constitutionnelles.


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